Bénéficiaires effectifs et propriété réelle dans le secteur extractif sénégalais : passer de la déclaration à la divulgation complète
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Les risques de corruption sont toujours d’actualité dans le secteur extractif : Le Sénégal, riche en ressources naturelles, doit renforcer ses mesures anti-corruption dans le secteur extractif. Des lacunes persistent malgré les efforts, avec des autorités politiques citées dernièrement dans des affaires liées aux titres miniers, nécessitant une action immédiate.
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En perspective de l’évaluation ITIE en 2025, la divulgation des bénéficiaires effectifs est plus qu’urgente au Sénégal : Bien que le Sénégal ait progressé en déclarant les bénéficiaires effectifs dans le secteur extractif, des défis subsistent. Les entreprises tardent à divulguer ces informations et aucune sanction n’a été relevée à leur égard à notre connaissance, et l'obligation de justification de "l'intérêt légitime" entrave l'accès public au registre, nécessitant une harmonisation et une clarification juridique.
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Le contenu local est un lieu à haut risque de corruption et de favoritisme dans le secteur extractif : Dans le contexte actuel de promotion du contenu local, la divulgation des bénéficiaires effectifs au Sénégal revêt une importance cruciale pour éviter les risques de corruption et favoritisme à l’endroit des personnes politiquement exposées ou de leurs proches.
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Élargir l'accès aux informations des bénéficiaires effectifs à la société civile, aux journalistes, et à tous les membres du Groupe multipartite de l'ITIE est essentiel. En connectant les données des licences aux bénéficiaires effectifs, l'ITIE pourrait renforcer sa contribution à la transparence dans le secteur extractif.
Secteur à haut risque de corruption, l'extraction et la gestion des ressources naturelles offrent aux individus mal intentionnés la possibilité d'obtenir des avantages indus et, dans certains cas, de s'approprier des ressources appartenant à des citoyens, sous la forme de flux financiers illicites. Le Sénégal est riche en minerais, notamment en or, phosphate et zircon, et il est sur le point de produire du pétrole et du gaz à plus grande échelle. Et il n’en reste pas moins que le pays a encore du travail à faire pour prévenir la corruption dans son secteur extractif. Récemment, des autorités politiques ont été citées dans des affaires liées à la détention de titres miniers au Sénégal, et divers organismes publics et entreprises ont tenté d’apporter des éléments de clarification.
Membre de l’Initiative pour la Transparence des Industries Extractives (ITIE) depuis 2013, le Sénégal est tenu de respecter son engagement quant aux principes de transparence et de bonne gouvernance dans son secteur extractif. Et la prochaine validation de l'ITIE offre une occasion pour le gouvernement du Sénégal d'assurer la mise en œuvre effective de l'exigence 2.5(c) de la Norme ITIE 2023. Cela permettrait de renforcer la transparence dans la gestion des ressources naturelles et de consolider la confiance aux niveaux national et international.
En préparation de sa validation pour 2025, le Sénégal s’est engagé à se conformer à l’exigence sur la transparence de la propriété réelle des entreprises actives dans le secteur extractif sénégalais. Pour rappel l’Exigence 2.5 de la Norme ITIE 2023 a pour objectif « de permettre au public de prendre connaissance des personnes qui possèdent et contrôlent en dernier ressort les entreprises opérant dans les industries extractives du pays […] afin de contribuer à dissuader les pratiques inappropriées et corrompues dans la gestion des ressources extractives et de contribuer au suivi de la propriété des personnes politiquement exposées. ». En cet effet, en plus d’une tenue d’un registre des bénéficiaires effectifs, il est exigé aux « pays de mise en œuvre de demander, et (aux) entreprises de divulguer publiquement, les informations relatives à la propriété effective ». En application de la nouvelle Norme 2023, il ne s’agit plus d’une simple déclaration des bénéficiaires effectifs, mais désormais il est exigé que les entreprises divulguent leurs bénéficiaires effectifs.
Grâce à la directive n° 02/2015/cm/UEMOA relative à la lutte contre le blanchiment de capitaux et le financement du terrorisme, transposée en loi nationale telle que celle n°2018-03 du 23 février, aux codes minier (2016), pétrolier (2019) et gazier (2020), puis le décret N° 2020-791 du 19 mars 2020 instituant le registre des bénéficiaires effectifs (RBE), et pour finir la loi des finances rectificative de 2021, le Sénégal a posé d’importants jalons pour s’aligner sur l’exigence 2.5 de l’ITIE.
A travers les rapports du Comité National ITIE Sénégal, il ressort que des efforts non négligeables sont en train d’être faits par l’Etat, les entreprises et la société civile pour garantir un certain niveau de transparence en publiant et analysant les données sur les entreprises ayant accepté de se soumettre à l’exercice.
Malgré ces efforts dans l’encadrement de la déclaration des bénéficiaires effectifs, des améliorations sont encore possibles en ce qui concerne l'application effective des exigences en matière de divulgation de la propriété effective. Dans ce briefing nous examinons quelques éléments de blocage liés à l’accès aux bénéficiaires effectifs, ainsi que les risques de corruption affiliés.
Les entreprises extractives tardent toujours à déclarer leurs bénéficiaires effectifs
Depuis son rapport de cadrage de 2020, le CN-ITIE, a fait un important bon en avant pour amener les entreprises à déclarer leur bénéficiaires effectifs dans le registre. En effet de 5 déclarations en 2020 le nombre est passé à 212 en 2022. Toutefois, tenant compte des 284 détenteurs de titres dans les secteurs minier et pétrolier, des efforts sont encore nécessaires pour combler le gap – et ceci malgré les deux circulaires[1] des Ministères des Mines et du Pétrole et des sanctions administratives et pénales prévues à cet effet. Depuis l’adoption du Décret 791, – à notre connaissance – aucune sanction n’a été infligée par le Sénégal aux entreprises qui n’ont pas encore soumis leur déclaration de bénéficiaires effectifs, alors que les ministères de tutelle les invitaient à publier les propriétaires réels auprès des greffiers en charge du Registre du Commerce et du Crédit Mobilier (RCCM) avant le 30 juin 2021 et que le délai prévu pour la déclaration était de 6 mois à compter de l’entrée en vigueur du Décret.
Par ailleurs dans une note de suivi du 27 octobre 2023, le Groupe d'action financière internationale (GAFI) a souligné la nécessité que le Sénégal, pays soumis à une surveillance renforcée, mette à jour les informations sur les bénéficiaires effectifs et impose des sanctions efficaces, proportionnées et dissuasives en cas de non-conformité.
L’obligation de justification de « l’intérêt légitime » imposé par le décret 791 est un frein à l’accès au registre des bénéficiaires effectifs par le public
La question de la « légitimité d’accès », qui fait appel à la nécessité de garantir un accès et donc une possible utilisation des informations de propriété effective divulguées par les entreprises, est soulevée dans les débats actuels du pays. Restreindre l’acceptation de la « légitimité d’accès » freine en soit l’impact attendu de la transparence. Supplanté par la Loi n° 2008-12 du 25 janvier 2008 portant sur la Protection des données à caractère personnel, le décret sur les bénéficiaires effectifs est limité quant à l’idée de permettre une transparence et une redevabilité des bénéficiaires effectifs. Le législateur devra clarifier et encadrer cette question d’« intérêt légitime » pour fournir aux magistrats et ayants droits à l’information, un cadre légal qui facilitera un accès aux données.
L’Etat sénégalais, la société civile et les journalistes devraient faire attention à ce que le débat sur la protection de la vie privée, symbolisée par la décision controversée de la Cour de Justice de l’Union Européenne, même s’il a une certaine légitimité, ne vienne pas entacher les efforts déjà consentis pour la transparence et la redevabilité. Il y a des solutions simples (des informations telles que le numéro d'identification national (NIN), la date de naissance complète, l'adresse de résidence et le numéro de téléphone peuvent ne pas être accessibles sur le registre électronique public) comme celle adoptée au Nigéria pour garantir en même temps protection de la vie privée et accessibilité des divulgations de propriété effective.
Le Sénégal, en tant que pays membre, devrait appliquer rigoureusement les principes de Open Government Partnership, auquel il a adhéré depuis 2016. Pour rappel, les principes d’Open Ownership couvrent les éléments suivants :
- La collecte et la divulgation - 1) définition claire et unique du bénéficiaire effectif ainsi que le seuil applicable, la 2) déclaration exhaustive et 3) suffisamment détaillée
- La disponibilité et l’accessibilité – 4) maintien d’un registre central et 5) librement accessible au public, la 6) structuration des données interopérables
- La qualité et la fiabilité : les 7) informations valides et vérifiées, la 8) mise à jour des données et enfin 9) l’application effective et les sanctions nécessaires.
Le document intitulé Sénégal : orientation et évaluation, Open Ownership contient des recommandations au gouvernement du Sénégal pour un respect du principe de l’accès public au registre des bénéficiaires en garantissant une protection de la vie privée des individus.
Le cadre juridique relatif aux bénéficiaires effectifs devrait être harmonisé dans tous les secteurs d’activité de l’économie
La multiplication de dispositions juridiques et d’institutions autour de la question sur les bénéficiaires effectifs au Sénégal pourrait être en soi une faiblesse dans leurs applications. En ce sens, une harmonisation du cadre juridique sur les bénéficiaires effectifs qui est encadré principalement par deux (02) lois, un (01) décret et deux (02) arrêtés ministériels, aiderait à faciliter la compréhension et l’adoption par les entreprises du secteur extractif et au-delà. Il serait davantage efficient de disposer d'un cadre juridique unifié, susceptible de s'ajuster en fonction des risques inhérents à chaque secteur d'activité, plutôt que de maintenir deux (02) cadres distincts, l'un pour le secteur extractif et l'autre pour l'ensemble des secteurs d'activité. Un cadre unique et unifié pourrait dans une certaine mesure favoriser une meilleure interconnexion et opérabilité entre le ministère de la Justice et la Direction Générale des impôts des Domaines (DGID) pour tenir et mettre à jour le registre central, et contrôler la fiabilité des informations déclarées. Plus encore, il serait envisageable d'instaurer ultérieurement une interface commune entre les systèmes de la Direction Générale des Impôts et Domaines (DGID) et du ministère de la Justice. Par ailleurs la mise en place d’un système unique d’un registre de bénéficiaires effectif interactif entre les diverses entités de l’Etat, ainsi que sa divulgation au public permettent de garantir des procédures transparentes et équitables dans l’octroi des licences et contrats de sous-traitance et d’approvisionnement, ainsi le contrôle des risques de corruption et d’accaparement des ressources.
Le contenu local sénégalais : la divulgation des bénéficiaires effectifs est une solution pour éviter les risques de corruption et d’accaparement des marchés par une élite
Dans un contexte actuel de promotion du contenu local et de la chaine de valeur du secteur extractif au Sénégal, il devient encore plus important que l’Etat du Sénégal saisisse l’occasion de réorganiser et renforcer le cadre légal lié aux bénéficiaires effectifs, surtout concernant les Personnes Politiquement Exposées (PPE), afin d’éviter tout risque de corruption et/ou de favoritisme dans l’octroi des marchés. En réalité, une non-divulgation des bénéficiaires effectifs augmente les risques de corruption, notamment pour les PPE, compte tenu de la propriété publique des ressources naturelles et de leur impact potentiel sur les recettes/services publics, etc. Il est plus qu’opportun de demander une divulgation complète de la propriété effective des PPE, quel que soit leur niveau de propriété dans les entreprises. À titre illustratif, la recherche intitulée "Promouvoir les liens en amont et la transparence : Guide de la société civile sur le Mécanisme de Reporting sur l'Approvisionnement Local (MRAL) dans le Secteur Minier" souligne que, lors des consultations, les informations mettent en lumière qu'au Burkina Faso : « Les entreprises qui reçoivent des appels d'offres sont parfois affiliées à des personnalités politiques et à leurs familles. On observe de nombreux conflits d'intérêts lors de l'attribution des contrats locaux (...) ce qui fausse la concurrence ».
Par ailleurs, étant donné les responsabilités assumées par le Comité National de Suivi du Contenu local (CNSCL), il est primordial que ses secrétaires techniques du secteur des hydrocarbures et des mines soient inclus dans la liste des autorités bénéficiant d'un accès direct au RBE sur simple demande.
Il s’agit également de sensibiliser plus fortement les entreprises locales sénégalaises sur l’intérêt de déclarer la liste de leurs bénéficiaires effectifs avant d’appliquer les sanctions relatives à une non-divulgation de ceux-ci. Avant d’appliquer convenablement les sanctions prévues dans les textes et lois, l’Etat devrait sensibiliser davantage les entreprises nationales sur l’existence du cadre légal et réglementaire et les accompagner dans l’application des procédures de dépôt.
Le décret sur les bénéficiaires effectifs devrait élargir l’accès au public et plus particulièrement à tous les membres du GMP de l’ITIE
Ainsi, comme déjà évoqué plus haut, il faudrait élargir dans le décret l’accès sans restriction aux informations divulguées à la société civile et aux journalistes. Certes la société civile est une des parties prenantes impliquées dans l’ITIE à travers le Groupe multipartite (GMP), avec l’Etat et les entreprises, mais les citoyens devraient également être cités dans le décret comme ayant droit direct à l’accès au registre sans restriction, afin que le Sénégal soit en phase avec les enjeux actuels de transparence et de redevabilité. L’accès au registre des bénéficiaires effectifs pourrait aider la société civile, dans un processus de suivi des obligations légales et contractuelles à mettre les propriétaires des titres miniers, pétroliers et gaziers devant leurs responsabilités. Quant aux journalistes, une meilleure connaissance des enjeux sur les bénéficiaires effectifs, ainsi que leur accès au registre pourraient amplifier la sensibilisation des populations et leur permettre de mener des enquêtes d’investigation qui pourront alerter sur des faits de corruption.
L’ITIE pourrait aussi jouer un rôle plus significatif dans la lutte contre la corruption en divulguant les données relatives aux bénéficiaires effectifs dans ses rapports annuels et en les reliant aux autres informations du secteur. Cela pourrait s'accomplir en établissant un lien entre le registre des licences accordées aux entreprises extractives et le RBE. Cette démarche permettrait aux citoyens de vérifier les données produites, de repérer les éventuels conflits d'intérêts avec les Personnes Politiquement Exposées (PPE) et de nourrir ainsi le débat public sur la transparence. De plus, pour que le GMP puisse pleinement jouer le rôle qui lui est assigné à cet égard, il est impératif que ses membres aient, sans exception, un accès direct au RBE.
Faisant partie des 10 pays de l’ITIE, tête de peloton dans le processus de divulgation des contrats conformément aux normes mondiales, le Sénégal a intérêt à faire de l’accessibilité publique au registre des bénéficiaires effectifs une exigence dans la lutte contre la corruption. Cela renforcerait la transparence, la redevabilité, et contribuerait à prévenir la corruption et les flux financiers illicites, soutenant ainsi les objectifs de développement du pays. Dans son rôle de plateforme de minimisation des risques de corruption dans le secteur extractif, le CN-ITIE devrait disposer d’une commission de travail sur la corruption sur le secteur extractif avec un rôle coordination, de contrôle, vérification et d’analyse des données issues des entités gouvernementales, y compris les données sur le contenu local.
En perspective de sa prochaine évaluation le Sénégal, à travers le CN-ITIE doit accélérer ses actions et développer des mécanismes inclusifs pour garantir une divulgation complète des bénéficiaires effectifs dans le secteur extractif.
Authors
Abdoulaye Ba
Africa Data and Research Officer
Asna Ndao
Program Associate, Monitoring, Evaluation and Learning (USAID TRACES Project)
Matthieu Salomon
Lead, Anticorruption